Cartographier, penser : des cartes du foie à la foi en cartes

Cartographier, penser : des cartes du foie à la foi en cartes
Foie de Plaisance (Piacenza, Italie) https://fr.wikipedia.org/wiki/Foie_de_Plaisance

Introduction

Les cartes, géographiques ou autres, sont une fenêtre remarquable sur l’espace mental de leurs producteurs et utilisateurs. Mais, les cartes sont excessivement rares en archéologie… peut-être parce que nous ne savons pas les reconnaitre.

Gilles Deleuze qualifiait l’homme « d’être cartographique » qui se constitue dans un espace, et à partir de cet espace. Habituellement, l’espace est conçu comme une étendue déjà fournie par la nature ou par un acte divin, un terrain de jeu à investir et exploiter. Or, il y a aussi un autre espace qui definit nos activités et nos pensées, et sans lequel nous perdons l’identité. Cet autre espace nous situe quelque part, géographiquement et émotionnellement. En effet, toute une cartographie peut être faite pour chaque individu à partir de ses « proches » et « éloignés », qu’il s’agisse de parenté, d’affinité ou de conviction.

Nous pouvons cartographier ces espaces relationnels, par exemple pour visualiser les réseaux de citation entre les auteurs scientifiques (figure ci-dessus). Ici, un lien relie les auteurs en fonction du nombre de citations (mutuelles ou unilatérales). En essayant de démêler cette structure dans une surface géométrique, une curieuse carte se déploie qui repartit les auteurs en fonction de leur centres d’intérêt. Chacun se trouve entouré de compères qui citent les mêmes sources et placé dans une zone spécifique du domaine savant. Chaque ouvrage, en effet, « se situe » quelque part au sein du domaine et « prend une position » par rapport aux débats courants.

Réseau de citation (https://kieranhealy.org/blog/archives/2013/06/18/a-co-citation-network-for-philosophy/)

La carte géographique n’est qu’un type de rendu cartographique. Bien d’autres représentations qui se réfèrent explicitement à un espace et aux rapports dans cet espace peuvent être considères comme des cartographies. C’est un point important puisque les archéologues rencontrent très rarement des cartes géographiques proprement dites ; ce type de document est quasi-absent pour les sociétés non-étatiques. Par la suite, je présenterai quelques genres cartographiques assez extraordinaires et très peu connus.

Cartes mantiques

La divination dans les entrailles des animaux, le foie en particulier (l’hépatoscopie), était dans une grande estime durant l’Antiquité. Si bien que, pour aider dans l’interprétation ou pour enseigner l’art, les devins se sont fabriqués des véritables cartes du foie qui explicitent diverses régions de l’organe. Le résultat ressemble un peu aux schémas de découpe que l’on trouve chez les bouchers de nos jours. Un bon nombre a été trouvé en Mésopotamie, à Mari notamment, mais les Étrusques nous ont livré un beau modèle en bronze.

Modèle divinatoire du foie (Mari, IIe millénaire av. n. e. ; https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/maquette-de-foie-divinatoire_terre-cuite)
Foie de Plaisance (Italie, IIe – Ier s. av. n. e. ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Foie_de_Plaisance)

Nous pourrions estimer que la production des modèles anatomiques et leur découpage en régions fût une démarche analogue à celle de la cartographie, par exemple pour rendre la géographie administrative d’un pays. Il s’agirait donc d’une géographie appliquée à l’anatomie. Or, la tradition cartographique de l’Antiquité nous demeure assez peu connue et rien n’assure que les cartes du foie auraient imité les cartes géographiques (pas plus que le schéma de découpe qui nous est familier). Qui plus est, il ne s’agit pas de représentations d’un espace physique (physiologique), mais plutôt d’un espace cosmologique qui est guetté à partir des spécificités anatomiques. La cartographie mantique est un genre à part.

Cartes mnémoniques

Avec l’exemple de réseaux de citation, nous avons pu voir une cartographie non-représentative qui ne cherche pas à reproduire l’apparence visuelle d’une région ou d’un objet. Il s’agit plutôt de construire un espace provisoire pour structurer et comprendre une donnée non-spatiale. Ce principe est très bien connu dans des cultures orales, un peu partout dans le monde. Les Luba, un peuple d’Afrique centrale/australe, sont connus pour leur techniques particulières de mémorisation à l’aide des tablettes mnémoniques. Chaque lukasa (pl. nkasa) porte un grand nombre de perles et d’autres petits objets multicolores soigneusement agencés pour aider aux gardiens de mémoire, les bana balute, lors de récitation de diverses histoires et enseignements. En s’appuyant aux tablettes, ils sont capables de reproduire une vaste quantité d’information : les lignées royales, la géographie du royaume, la cosmologie et la mythologie, etc.

Tablette lukasa (https://www.brooklynmuseum.org/opencollection/objects/102210)
Lecture publique d’une lukasa (photographié en 1989 ; https://exhibitions.psu.edu/s/african-brilliance/item/3340)

Il s’agit ici d’une variante de la méthode mnémotechnique classique, connue aux anciens Grecs et Romains comme méthode des lieux (ou méthode des loci). Pour retenir un long discours en mémoire, un orateur imagine un espace familier, la maison par exemple, et repartit dans chaque pièce une idée spécifique. En s’appuyant dans l’esprit sur cette carte mentale, il court moins de risque d’oublier un élément crucial du discours. Or, les plaques Luba sont également un support à l’inscription, par l’ajout de nouvelles billes et motifs : il s’agit donc d’un encodage d’information qui n’est pas l’écriture. L’élaboration des lukasa est un art cartographique dans la mesure où leur configuration est hautement significative ; c’est un espace artificiel, mais qui ne renvoie pas nécessairement à un espace géographique ou mental spécifique.

Cartographie, à l’envers

Un passage d’Alice au pays des merveilles mentionne une carte parfaitement précise qui n’omet pas le moindre détail du territoire. Relaissée en échelle naturelle, 1 à 1, cette carte s’est malheureusement avérée très encombrante car recouvrant le territoire même… Or, il y a des cartes à l’échelle du territoire. Le relief, les roches et les rivières qui le composent, servent pour un bon nombre de cultures traditionnelles comme un dépôt de mémoire collective et, par-là, comme une représentation des espaces mentaux.

Quand l’ethnologue Keith Basso a accepté de cartographier les noms des lieux du territoire des Apaches occidentaux, il ne soupçonnait pas que cinq ans de recherche n’auraient pas suffi pour achever l’entreprise. Chaque lieu nommé a une histoire, souvent sans lien direct avec son usage. La géographie apache est en réalité un ensemble d’indices aux divers enseignements de leur tradition orale : à la place d’alphabet, leur savoir est organisé par les coordonnées. On comprend ainsi la prolifération de noms des lieux et la complexité des histoires associées. Il ne s’agit pas seulement de connaître la géographie locale, mais aussi de l’utiliser à des fins mnémoniques. C’est une méthode des loci par excellence. Un exemple extraordinaire de ce type de « cartographie à l’envers » sont les songlines des Aborigènes australiens. Beaucoup étudiées, elles peuvent être représentées cartographiquement, mais ces cartes restent peu parlantes aux non-initiés.

Les histoires associées aux divers points le long du périmètre d’Uluru, la roche sacrée des Aborigènes australiens (Mountford 1965, in Tilley 1994, Fig 2.4)

Conclusion

La cartographie n’est pas une affaire de géographie (et encore moins des géographes) ; elle n’est pas nécessairement une représentation figurative, non plus. Cartographier, c’est structurer, créer un espace nouveau pour représenter des objets, des régions, des histoires ou encore le savoir même. C’est un point important puisque c’est par la représentation figurative qu’on définit habituellement une carte ; c’est-à-dire par notre capacité de reconnaître la figure qui est représentée. Sinon, nous restent des « motifs décoratifs » qui ont peu d’intérêt pour la compréhension de leurs créateurs.

Dessin incisé sur une jatte de l’âge du Bronze (Croatie, IXe s. av. n. e. ; L. Čučković)

Observons le dessin incisé avant cuisson sur une jatte de l’âge du Bronze, trouvée en Croatie centrale (figure dessus). J’ose imaginer une surface d’eau en bas du motif, mais dans son ensemble le dessin reste inintelligible. Pourtant, on pressent que le créateur/créatrice était guidé par un sens, il semble relater une histoire. Ce type de problème interprétatif est très fréquent en archéologie. Les abstractions abondent, tandis que les figurations reconnaissables se font rares. En approchant ces représentations depuis l’angle cartographique, nous pouvons espérer de tirer bien plus de renseignements que par la classification habituelle des motifs décoratifs. Or, cette approche nouvelle reste entièrement à défricher…

Bibliographie

L. Kelly (2015): Knowledge and Power in Prehistoric Societies: Orality, Memory and the Transmission of Culture. Cambridge Univ. Press.

C. Severi (2007): Le Principe de la chimère : une anthropologie de la mémoire. Editions Rue d’Ulm – Musée du quai Branly.

Ch. Tilley (1994): A Phenomenology of Landscape. Places, Paths and Monuments. Berg.

F. Yates (1966 [1984]): The Art of Memory. ARK Paperbacks.

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