Le géosymbole vu par l’archéologie

[Billet remanié et transféré sur fragments.hypothèses.org]

Le concept du géosymbole est issu du mouvement culturaliste en géographie, suite au désenchantement, dans les années 80, par les approches structuralistes. Ces dernières donnaient l’impression de relégation de l’humain en marges du grand tableau socio-politico-économique : le discours géographique risquait de prolonger celui du pouvoir qui écrase l’individu. Ainsi, la géographie s’est à nouveau tournée vers l’étude de la diversité culturelle, des systèmes de représentation et du symbolisme. Selon Bonnemaison (1992, 76) le géosymbole serait « un lieu, un relief, un itinéraire, une route, une construction, un site qui, pour des raisons religieuses, culturelles ou politiques, prennent aux yeux des groupes ethniques et sociaux une dimension symbolique qui les ancre dans une identité héritée ».

Les notions sont lourdes : religion, culture, politique, identité, héritage… Les archéologues, quand à eux, ont surtout appris de s’en distancier, nos données muettes ayant subi suffisamment d’abus interprétatifs dans l’histoire de la discipline. Certes, il est peu problématique que les constructions telles que les monuments funéraires, les fortifications ou les lieux de culte avaient un impact majeur sur le ressenti de l’espace par les populations anciennes, tout en véhiculant des messages symboliques complexes. Mais, comme en témoignent les maints essais de « décodage » des vestiges archéologiques, le problème de symbolisme est trop souvent celui de notre impuissance devant le « sens obscur », impénétrable derrière la matérialité des objets. Je crois, cependant, qu’il y a d’autres causes à cette impuissance, plus profonds que seule méthode de lecture de la culture matérielle.

Voyons maintenant un exemple de géosymboles parfaitement documenté (par rapport à ceux, muets, que nous offre l’archéologie) : les croix de calvaire (ou simples croix) de la petite commune de St-Maurice de Riches Hommes, au nord de l’Yonne. Grace à un document du XIXe siècle, dont le résumé a été publié par une plume anonyme dans le Bulletin de la Société Archéologique de Sens, nous sommes confrontés à une richesse de renseignement comparable à celle ethnologique (l’article entier est transcrit plus bas). Selon l’article, les motivations pour la construction des croix, typiquement dans les endroits les plus fréquentés, en particulier les croisements de chemins, seraient les suivants :

  1. Protection des vignobles et céréales (croix de St Louis et St Vincent)
  2. Protection du village contre les épidémies (croix de St Roch)
  3. Rivalité entre les cultes catholique et protestant (croix de St Maurice)
  4. Origines légendaires (croix de bois et du Pas Dieu)
  5. Ex-voto (Croix de la Chaume)

Il y a une confusion à la Borges [cf. Appendix 2] dans cette classification, surtout quand on s’interroge de plus près aux récits renseignées dans le texte, allant de la « la tradition du pays » aux détails sur les personnes impliquées. Autrement dit, une cohérence ou une structure, un fil rouge qui relirait ces petites histoires locales ne peut pas être dégagé, en outre d’une volonté d’affichage publique de l’observation du culte catholique, ce qu’on sait déjà. Croix de la Chaume a été érige suite à un accident de route, tandis que celle de St. Maurice a été planté devant la boutique d’un prêcheur protestant, comme une provocation ou menace. Les motivations sont très variées, mais peu révélatrices pour une quête scientifique du sens : que veulent dire tous ces croix ? De point de vue iconographique et architectural elles sont assez similaires et s’inscrivent dans un même culte, ce qui nous mènerait naturellement à leur supposer un « symbolisme » commun. Cependant, la similitude architecturale ne répond pas de tout à une cohérence de sens pour les habitants locaux.

Certes, on peut, comme souvent dans les études sociales, estimer que les « indigènes » ne sont pas vraiment conscients de leur monde symbolique, ou bien qu’ils sont incapables d’en rendre compte. Seul le scientifique, l’analyste, peut en faire une « lecture » ou une « explication » par un tour de magie littéraire.

La géographie culturelle tend désormais à regrouper et à ranger sous son label toutes les recherches privilégiant une démarche qui décrypte le sens social des dispositifs spatiaux comme des relations que les êtres humains entretiennent avec eux.

Di Méo 2008

On serait, alors, en mesure de « décrypter le sens social »… Mais pourquoi, avant de se lancer dans cette tâche occulte, ne pas prêter l’oreille aux indigènes ?

Ce qu’ils disent, d’après la petite notice sur les croix de St.-Maurice-aux-Riches-Hommes, est assez simple : toutes les structures ont été érigées comme réponses immédiates à des situations particulières. Aucune référence élaborée au symbolisme, identité ou les notions religieuses n’y est présente. Aucun « sens sous-jacent » n’explique cette pratique du marquage de territoire, malgré la volonté évidente d’y insérer le sens et malgré la cohérence architecturale. Sont-ils tous aveugles et ignorants, incapables de se rendre compte d’un sens plus profond que celui de la pratique immédiate ?

Le problème ne réside pas, pourtant, dans la profondeur sémantique du récit ; il est plutôt du côté de la classification scientifique. Celle-ci, devant un ensemble d’objets similaires, ne peut pas résister à les ranger dans une catégorie – en l’occurrence, les croix de calvaire du XIXe siècle – et cette catégorie en elle-même implique un fondement à la fois externe et commun aux objets. C’est-à-dire, il devrait y avoir quelque chose qui les relie, qui a incité les gens à les reproduire et à les installer dans le paysage. Sauf que, c’est seulement dans la classification scientifique que tous ces objets peuvent être présents tous à la fois, un à côté de l’autre ; en réalité leur installation chevauche un temps considérable et leur positionnement ne permet pas un aperçu d’ensemble. L’ensemble est l’état (final) de la pratique, sinon une abstraction qui n’a jamais existé en soi ; pas besoin de lui chercher un fondement commun !

Il suffit de donner un exemple : les cartes postales. Elles appartiennent à une catégorie d’objets culturels assez bien définie, et peuvent être trouvées dans pratiquement tout foyer. Pourtant, il n’y a pas de « sens » commun, c’est-à-dire un symbolisme partagé qui pousse les gens à la pratique de l’échange des cartes ; tout est au contraire, c’est l’action même de l’envoi qui compte le plus. Le sens, par exemple d’un souvenir que le destinataire leur attache, est personnel et sans un rapport avec l’ensemble de la pratique d’exchange des cartes postales. De même, les croix de St. Maurice sont expliquées dans l’article comme les envois des messages, que ce soit aux humains ou au surnaturel. La forme architecturale apparait plutôt comme un véhicule socialement admis, un médium standardisé dont le sens le plus important est probablement celui d’autorité et de conformité, greffé au discours religieux.

Pour aller plus loin, disons que l’idée de « sens caché » est un instrument scientifique, un moyen de rendre compte par les mots statiques, par des concepts abstraits, de la dynamique et de la temporalité du discours. C’est-à-dire que le sens est ce dont nous avons besoin pour tenir nos catégories ensemble. Pour l’archéologie c’était jadis la culture ou l’ethnie qui auraient fourni aux populations anciennes les schémas à reproduire. Il s’agit, notamment, de la fameuse « erreur de catégorie » où un trait commun est compris comme une réalité indépendante (comme, par exemple, dans la proposition que tous les hommes/femmes portant une veste en jeans sont reliés par une réalité sociale sous-jacente, telle que l’orientation politique ou sens identitaire).

D’autres archéologues sont également insatisfaits avec la quête du sens :

[We archaeologists] burden ourselves with the view that past human agency was responsible for creating (as an author) the meanings which were then seemingly transmitted by that record into our present-day world. That meaning then appears to be objectified by the archaeological attempt to understand what those others meant by creating particular forms of material pattern. This objectification raises the false hope that the past is the location for an original, intended and true meaning.

Barrett 1994, 81

Barrett critique l’image d’auteur ayant une idée claire et théoriquement décryptable : « Il/elle a voulu dire que … ». Or, l’exemple des croix en témoigne bien que les auteurs sont souvent curieusement superficiels dans leur propos.

Devrait-on, donc, abandonner l’étude du sens ? Pour une science humaine cela n’est pas possible, tout simplement. Le problème réside, je crois, dans le paradigme littéraire des sciences humaines qui n’est pas adéquat pour l’étude de la culture matérielle. Les œuvres littéraires et artistiques se prêtent à des « décryptages » et analyses du sens profond, de même que les récits quotidiens à des analyses de discours sur le plan idéologique ou identitaire. Il y a toujours quelque chose caché derrière la matière étudié : l’auteur, la société, la politique. En effet, on n’étudie pas souvent les cannettes de bière ou les serviettes de table car opaques pour ce genre de problème ; or c’est précisément le sujet typique d’archéologie. Le sens y existe bel et bien, sauf qu’il est plus superficiel et imbriqué dans les réseaux sociaux. Il n’y a pas d’auteur, pas de mots, souvent même pas de signes : ce qu’on observe c’est plutôt un vaste enchevêtrement d’interactions, tous se répondant les unes aux autres. Comme si l’on avait un livre où chaque mot est écrit par un auteur différent, ne se souciant guère du projet d’ensemble. C’est une perspective très riche – pensons seulement au monde contemporain d’internet – mais elle peut paraitre pauvre d’une première vue car sans appui dans les concepts traditionnels, dont celui du symbole.

Bibliographie

Barret, J. 1994. Defining domestic space in the Bronze Age of southern Britain. Dans Architecture and order : Approaches to social space (M. Parker Pearson and C. Richards eds.). pp. 79-88. Routledge

Bonnemaison, J. 1992. Le territoire enchanté : croyances et territorialités en Mélanésie. Géographie et Cultures, 1 (3), pp. 79-88

Di Méo, G. 2008 La géographie culturelle : quelle approche sociale ? Annales de Géographie 2008/2 (n° 660-661) [www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2008-2-page-47.htm]

Appendix 1

Histoires anecdotiques concernant l’érection des croix et calvaires de St-Maurice-aux-Riches-Hommes.

Anonyme, Bulletin de la Société Archéologique de Sens 11, 1967, 58-60.

Appendix 2

Selon une certaine encyclopédie chinoise, les animaux se divisent en :

a) appartenant à l’Empereur
b) embaumés
c) apprivoisés
d) cochons de lait
e) sirènes
f) fabuleux
g) chiens en liberté
h) inclus dans la présente classification
i) qui s’agitent comme des fous
j) innombrables
k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau
l) et cætera
m) qui viennent de casser la cruche
n) qui de loin semblent des mouches

Jorge Luis Borges, cité par M. Foucault dans Les mots et les choses (1966), Préface.